Antiquity

Photo : Vincent Bourre
Photo : Vincent Bourre

Antiquity

Quand j’ai demandé à Csaba Palotaï pourquoi il avait baptisé son disque Antiquity, il m’a répondu que c’était un mot qui sonnait bien. C’est vrai ça, il est en quatre temps avec trois «  i  »  : il résonne en rythme. Et c’est drôle (du moins, logique), parce que la première chose qui m’a marqué chez lui, c’est la sonorité de sa guitare  : son «  timbre  » m’a attiré comme un moustique par la lumière avant même de savoir ce qu’elle «  racontait  ». Il m’a toujours donné l’impression de chercher à faire naître des sons plutôt que des notes – si on part du principe qu’un son est diaboliquement versatile et qu’une note gentiment obéissante. Sa guitare avait le truc foutraque et DIY des gens qui préfèrent les départs aux arrivées, ceux qui respirent mieux dans une cave en bordel que dans un château rénové. Car dans le monde de la six-cordes, il y a tellement de clones palots, d’épigones poussifs ou d’imitateurs béats que ça fait toujours quelque chose de découvrir quelqu’un qui ne sonne pas creux. Un type dont le son a de la personnalité, du répondant, qui n’est pas propret, épilé ou bien dégagé derrière les oreilles. Non, le son de Csaba Palotaï gratte, frotte, râpe. C’est un son qu’on ne domestique pas  : on le laisse s’attiser comme un feu de bois. Et puis les guitaristes (de jazz notamment, mais pas qu’eux) aiment souvent montrer qu’ils sont des guitaristes. Csaba Palotaï cherche plutôt à le faire oublier. Parfois même, il veut faire croire qu’il est cinéaste, je crois. Mais pas un fabricant de blockbuster, plutôt un artisan qui fait ses films avec trois francs six sous et quelques bouts de ficelle. Une sorte d’Ed Wood sans le kitsch.
Après, ne pas copier, ça ne veut pas dire ne pas s’inscrire dans une filiation. Au contraire, c’est même considérer que ses maîtres ont déjà tellement bien fait les choses que ça ne sert à rien de les refaire. Chez lui, j’entends bien sûr les dérapages de Marc Ribot, John Fahey ou Jeff Parker. J’entends les ambiances de Neil Young sur le Dead Man de Jim Jarmusch ou les frottements de Ry Cooder chez Wim Wenders. J’entends du rock de plage comme du jazz de chambre. J’entends sans doute plein de choses qui n’y sont pas et c’est aussi pour cette raison que j’aime tant m’y (re)plonger. Mais j’entends aussi (et notamment sur Antiquity plus qu’avant je dois l’avouer), le blues malien. Celui d’Ali Farka Touré ou de Boubacar Traoré. «  Techniquement ce que j’aime chez ces guitaristes africains, c’est la pluralité sonore, l’élégance et l’humilité avec laquelle ils sont à la fois dans l’accompagnement et les solos  » m’a confirmé Csaba Palotaï. Et comme souvent quand on décrit ses modèles, on fait un portrait de soi-même en filigrane. Pluralité sonore, élégance et humilité, c’est exactement la trinité qui pourrait définir ce Hongrois installé en France depuis plus de vingt ans. Ce n’est pas pour rien si l’une de ses maximes préférées vient de Borgès  : «  pour moi, écrire une histoire tient plus de la découverte que de l’invention délibérée  »  : pour lui, le musicien – surtout l’improvisateur – découvre les sons qu’il a en lui plus qu’il ne les crée ex nihilo. Et le plus frappant, c’est que le groupe qu’il forme sur Antiquity avec le saxophoniste français Rémi Sciuto et le batteur anglais Steve Argüelles pourrait aussi être décrit par ces trois qualités. Tout comme elles pourraient résumer l’œuvre du trio modèle dans le genre (saxophone, guitare, batterie)  : Joe Lovano, Bill Frisell, Paul Motian. Un alliage au final peu usité dans l’histoire du jazz, mais qui permet une légèreté grisante pour les acteurs comme pour les spectateurs. Comme si, dépourvue de (contre)basse, la musique pouvait s’envoler différemment.
Car avec cet album, Csaba Palotaï revient en quelque sorte à l’antiquité de sa vie, celle d’avant toutes ses échappées rock, pop ou psyché (Atlas Crocodile, Playing Carver ou The Ground). Son passage à la section jazz du Conservatoire de Paris, son premier quintet de garage jazz avec Thomas de Pourquery (Grupa Palotaï), sa première écoute avec son ami de vingt ans Rémi Sciuto d’un disque avec Steve Argüelles (c’était le Human Chain de Django Bates qu’il a découvert sur les bons conseils du bassiste et chef d’orchestre Fred Pallem). Il y avait aussi l’idée de fonctionner à l’ancienne depuis leur premier concert tous les trois en Hongrie en 2016  : pas de chichi, pas (trop) d’électronique, pas de montage, mais trois potes qui s’assemblent comme les trois côtés d’un triangle pour pointer vers l’essentiel. Cette fameuse idée de l’interplay chère à Bill Evans que ce trio s’approprie sans piano  : le leadership part de tous les côtés sans jamais s’arrêter à un endroit précis. Et puis, même quand le trio devient quartet sur deux titres («  The Seventh  » et «  Storm in Paris  ») avec la présence du Français tout-terrain Vincent Ségal, la musique continue de circuler dans une ronde hypnotique et démocratique. Comme si de rien n’était, comme si son violoncelle avait toujours été là, même quand il ne l’était pas.
En fait, ce que j’aime chez Csaba Palotaï et que je retrouve sur ce disque, c’est la poussière. Car la poussière, c’est ce qui reste sur les livres, c’est ce qui se laisse porter par le vent, c’est ce qui rend beaux les westerns, c’est ce qui nous reste de l’Antiquité, c’est un signe de vie (les maisons trop propres, perso, ça m’angoisse, j’ai trop peur de les salir), c’est ce qui se pose petit à petit sur les choses sans se faire voir. La poussière, c’est du long terme et de la suggestion. La poussière, c’est ce qui restera quand tout sera oublié. C’est de l’impro, de l’éphémère, du mouvement. Bref, c’est du jazz à la Csaba Palotaï  : ça peut salir tout comme ça peut scintiller.

Mathieu Durand